GéoLibre s’entretient avec Nicole Gombay, professeure de géographie de l’Université de Montréal. Au cours de la conversation, nous avons parlé de son intérêt pour les peuples autochtones, la colonisation et la temporalité. Elle s’intéresse également à la manière dont nous habitons les espaces, ce qui l’amène à réfléchir à nos expériences corporelles. C’est lors d’une entrevue réalisée en présentiel que madame Gombay nous accueille dans son bureau pour nous faire part de sa vision de plusieurs sujets d’actualités liées aux autochtones du Nord et de la Nouvelle-Zélande. Agréable rencontre qui nous a appris à se réapproprier le monde dans lequel nous vivons et de profiter pleinement des petites choses de la vie telles que la puissance et la douceur du vent!
1. Quels sont vos projets en cours?
Je travaille actuellement sur deux projets. Le premier a lieu en Nouvelle-Zélande où j’ai habité pendant plusieurs années. Lors de ma dernière année sabbatique, j’ai commencé à effectuer une recherche là-bas. J’habitais dans une ville (Christchurch/Ōtautahi) qui a été détruite par plusieurs tremblements de terre et je me suis intéressée à la façon dont les Maoris, un peuple autochtone, a utilisé le fleuve Avon River/Ōtākaro pour manifester leur présence dans la ville lors de sa reconstruction. Les Maoris ont, entre autres, utilisé la reconstruction de la ville pour lutter afin que le fleuve soit moins pollué et pour la réintroduction des espèces qui avaient disparu. Dans ce projet, je me penche donc sur la perception de l’eau qui est quelque chose de vivant et faisant partie du paysage dans un sens beaucoup plus riche [que pour les non-Maoris]. Je m’intéresse aussi à la temporalité. Les Maoris ont une vision temporelle qui est plutôt circulaire et non linéaire. Ils utilisent le fleuve pour faire revivre une temporalité circulaire. Alors ça, c’est un projet sur lequel je travaille quand j’ai le temps.
Mon deuxième projet porte sur la construction historique du concept de sécurité alimentaire chez les Inuit. Pour moi, la façon dont on conçoit la sécurité alimentaire dénote tout un ensemble de relations et de façons de percevoir les autochtones qui, à mon avis, doit être problématisé.
De manière générale, je m’intéresse à la mise en place des relations coloniales. Dans un sens, mes deux projets tournent autour de ces enjeux et il y a toujours un aspect historique dans tout cela.
2. Étant donné que plusieurs de vos recherches portent sur les autochtones et que les enjeux reliés à ces communautés sont davantage présents dans notre société, selon vous, quelle est la position du chercheur qui ne provient pas de ces communautés?
C’est une bonne question qui me préoccupe, c’est pour cela que ma façon de faire de la recherche a évolué dans le temps. Quand j’ai commencé à faire de la recherche dans les communautés autochtones dans les années 1990, je travaillais pour une communauté inuite et j’étais fière de mon travail justement parce que j’avais été embauchée par la communauté pour faire cette recherche. J’avais quelques inquiétudes, mais je me voyais comme quelqu’un qui, peut-être, les aidait à s’exprimer.
Je pense que la réponse à cette question varie selon les endroits et le temps. Par exemple, chez les Inuit, les ainés parlent peu le français ou l’anglais, alors mon rôle c’était de les aider à s’exprimer pour qu’ils soient entendus. Mais, de plus en plus, la jeune génération inuite peut s’exprimer par elle-même et elle lutte pour jouer davantage le rôle du chercheur ou de la chercheuse.
De plus, j’ai l’impression qu’il faut toujours avoir une vision de respect et de vouloir être au service des gens et de travailler avec eux et non sur eux. Mais ça, c’est quelque chose qui n’est pas évident à faire parce qu’on a de moins en moins de place en tant que chercheurs et chercheuses. Les autochtones ont moins la nécessité d’avoir des gens qui viennent de l’extérieur pour effectuer les recherches.
Personnellement, je n’aime pas les gros projets, car ils ont souvent tendance à répliquer des relations qui me rendent mal à l’aise. Par exemple, on a besoin de quelqu’un qui a une connaissance par rapport aux autochtones, mais en fait le projet dans son ensemble ne comprend pas du tout la réalité des communautés. J’ai l’impression qu’il y a des projets où ce savoir n’est pas valorisé, parce qu’on ne le comprend pas. Évidemment, cela varie selon les projets. Or, de manière générale, je préfère les plus petits projets parce qu’effectuer des recherches dans les communautés autochtones repose avant tout sur des relations respectueuses d’un individu à l’autre et ça, c’est quelque chose qui se construit avec le temps. Ce n’est pas une recherche où on arrive en hélicoptère, où on passe une semaine ou deux et puis on quitte. C’est quelque chose qui se fait lentement et ça se fait de moins en moins.
De plus, en tant que professeur, on n’a plus le temps de faire une telle recherche. Alors ce sont uniquement les étudiants qui ont la possibilité de passer des mois dans les communautés. Bref, je pense que dans les gros projets, il y a cette tendance à ne pas investir assez de temps dans les relations humaines, par rapport à des projets de plus petite envergure où les chercheurs sont plus impliqués sur le terrain.
3. Quels sont les principaux défis reliés à l’étude des enjeux autochtones?
Le manque de temps, surtout pour les professeurs, pour les étudiants c’est moins vrai. Il y a aussi, bien entendu, la langue et la complexité culturelle. Ce sont des sociétés complètement différentes de la nôtre. Les autochtones ont leur propre histoire. Ils étaient là bien avant nous et je pense que l’un des défis pour nous, c’est de comprendre l’enracinement de ces sociétés. Même après avoir travaillé pendant des décennies dans des milieux autochtones, toute la question coloniale, être vraiment consciente de ce que ça représente, est encore un grand défi pour moi. Parce que ça se manifeste à tellement de niveaux dont je ne suis pas toujours consciente et c’est surtout lorsqu’un ami m’en parle que j’apprends certaines choses. Il y a beaucoup d’autres défis, mais ce sont quelques-uns qui me viennent à l’esprit.
4. Y a-t-il eu des changements à travers les années au niveau des études autochtones?
Je dirais qu’il y a de plus en plus d’accent sur le besoin d’avoir un partenariat avec les communautés autochtones et qu’elles soient impliquées dans les projets. Aussi, les communautés sont beaucoup plus ouvertement en colère. Avant, on était plus poli, peut-être parce qu’on avait plus peur du pouvoir des blancs et là je parle du Nord. Alors il fallait se taire, par peur des représailles. On croyait que les blancs avaient du pouvoir et je pense qu’ils en avaient. Les communautés avaient peur du gouvernement parce qu’il avait mis en place toute la machine coloniale dans le nord. Le gouvernement finançait ainsi des chercheurs pour aller étudier ce territoire et ce dont les communautés avaient besoin. À ce moment-là, les chercheurs avaient beaucoup plus d’influence probablement. Aujourd’hui, ils en ont toujours, mais je me questionne sur le financement et la façon dont les modalités et les questions qui sont à la mode sont choisies. Qui et comment on les identifie et comment tout cela sert à encourager des recherches dans un domaine précis, au détriment de d’autres domaines qui ont, eux aussi, besoin d’être examinés à mon avis. J’aimerais d’ailleurs écrire un article à ce sujet.
5. D’après-vous, comment pensez-vous que les médias et le canadien moyen par exemple perçoivent les enjeux reliés aux communautés autochtones?
C’est quelque chose qui est apparu très récemment dans la société québécoise et canadienne. Suite aux pensionnats, il y a eu tout récemment, en 2015, une commission en rapport avec la vérité et la réconciliation. Durant cette commission, il y eu des audiences publiques qui ont eu lieu à travers le pays, dans plusieurs villes. C’était le moment pour la société de venir s’exprimer, écouter et apprendre. Tout le monde pouvait venir écouter ce que les gens avaient à dire, même le grand public. J’y suis d’ailleurs moi-même allée.
Au final, il y avait très peu de personnes allochtones. La grande majorité de l’audience était des personnes autochtones venues de partout. Elles n’étaient pas uniquement venues pour s’exprimer ou pour écouter les autres, car en plus des heures de témoignages quotidiens, il y avait des ateliers et beaucoup d’activités. Les seuls allochtones présents dans la salle, parce que je me suis intéressée à ça, étaient surtout des représentants et représentantes des différentes églises en raison de leur connaissance de cette histoire. Ce n’étaient pas des prêtres, mais surtout des gens qui fréquentaient l’église et pas uniquement des catholiques. En effet, il y a plusieurs églises qui avaient des pensionnats et c’était un enjeu auquel les congrégations réfléchissaient depuis très longtemps. C’était donc tout un processus qui avait lieu pour mener à cette commission.
À mon avis, tout ce qui s’est passé dans le sud des États-Unis, tous les enjeux par rapport aux politiques identitaires, tout cela a eu un impact qui s’est répandu au Canada, qui a inclus un ensemble de minorités. Alors je dirais que l’intérêt est récent et je ne suis pas convaincue qu’il y ait beaucoup de personnes qui s’intéressent vraiment à ça, mais peut-être que j’ai tort!
6. Pensez-vous qu’avec les années, la visibilité des communautés autochtones à l’aide des médias va prendre plus d’ampleur et va faire avancer certains enjeux?
Oh oui! Et j’espère avec le temps qu’on va devenir un peu plus comme la Nouvelle-Zélande, c’est-à-dire plus conscients que nous sommes des occupants. Par exemple, Te reo Māori de Nouvelle-Zélande, la langue autochtone locale, est reconnue comme langue officielle. Alors dans un sens, je dirais que les Maoris sont un peu comme le Québec à l’égard du Canada. C’est peut-être un peu grossier comme parallèle, mais l’importance des Maoris est reconnue et même si le Québec n’a pas l’impression d’être important, il l’est (rire)! Il est d’ailleurs beaucoup plus important et entendu que les autochtones au Canada.
Ici, il y a la fête du Canada ou la Saint-Jean-Baptiste, la fête nationale du Québec. En Nouvelle-Zélande, la fête nationale c’est le jour où beaucoup de tribus autochtones ont signé un traité avec la couronne britannique. De plus, les Maoris ont accès à tout un ensemble de constructions qu’on les appelle des marae. Elles sont comme un mélange des centres communautaires et des églises. Elles ont une importance spirituelle pour eux et les étrangers n’ont pas le droit d’entrer sans invitation. La pratique veut que pour la fête nationale, ils invitent et accueillent le Premier Ministre à tous les ans au marae où le traité a été signé. Cet événement a lieu à Waitangi. Selon les années, si les relations sont mauvaises, les Maoris manifestent leur colère à travers ce processus. Le pays doit se rendre compte de cette relation et c’est quelque chose qui se passe à l’année longue, comme avec le Québec et le reste du Canada (rire)!
7. Selon vous, comment les études autochtones sont-elles perçues par les communautés nordiques avec lesquelles vous avez collaboré?
Dans le Nord on dit que les chercheurs sont comme des moustiques (rire)! Ils arrivent durant la saison des moustiques et puis ils s’en vont! Mais c’est difficile à dire. Lorsque je fais de la recherche, si j’ai le temps, j’essaie d’abord de visiter la communauté et c’est seulement, après avoir passé du temps avec les gens que je commence à faire un travail de recherche plus formel et souvent ils trouvent ça étonnant, parce qu’ils n’ont pas l’habitude d’avoir ce genre d’interaction avec des chercheurs. En fait pour vraiment commencer à comprendre, ça prend des années.
8. Qu’avons-nous appris des crises comme celles des Wet’suwet’en ou d’autres plus anciennes comme celle d’Oka?
Je ne sais pas si vous êtes au courant de ça, mais il y a eu une grosse étude, une commission royale de cinq volumes sur les peuples autochtones au Canada qui aborde cette question. C’était vraiment intéressant comme résultat et le gouvernement continue d’établir quelques-unes des recommandations qui ont été faites dans le cadre de ce rapport.
Dans un sens, moi ce que j’ai appris après avoir fréquenté quelques individus de ces communautés, c’est jusqu’à quel point nous sommes inférieurs. Nous sommes des enfants pour plusieurs, nous sommes malsains et je pense qu’il faut en être conscients. Dans mes propres recherches, pour comprendre les autochtones, j’essaie d’abord d’avoir un intérêt sur comment on habite le milieu et ça, c’est quelque chose d’important. Il faut agir lentement dans nos vies pour être conscients de comment nous habitons nos milieux.
En terminant, un petit mot de la fin?
Que les gens deviennent plus humains!