Sur les rives du Deh Cho : à la confluence entre l’écologie et les savoirs traditionnels

La décolonisation des universités et de la recherche a récemment fait couler beaucoup d’encre dans le milieu académique. Au-delà des théories, comment parvenir à la décolonisation dans nos propres recherches? Notre participation à un camp d’écologie et de savoirs traditionnels en septembre 2019 nous a donné un aperçu d’autres façons d’acquérir des connaissances et de produire des savoirs. Immersion dans notre cheminement critique face à notre éducation à prédominance occidentale et dans cette expérience de co-apprentissage avec des jeunes et des personnes aînées autochtones.

Mariam El-Amine, diplômée 2020 à la maîtrise recherche en géographie sous la co-supervision de Oliver Sonnentage (UdeM) et Alexandre Roy (UQTR).

Nia Perron, étudiante au doctorat en géographie sous la supervision de Oliver Sonnentag (UdeM) et de Jennifer Baltzer (WLU).

Au réveil par un frais matin en septembre, les jeunes dorment encore alors que l’on se réveille tranquillement. Le fleuve Deh Cho* coule paisiblement non loin du camp ; on profite du calme matinal pour boire un café réchauffé sur le feu et discuter avec les personnes aînées. Pendant une semaine, c’est notre routine matinale, avant d’entamer nos journées parsemées d’activités sur l’écologie et les savoirs traditionnels. Ce sont au total plus de 20 personnes qui étaient réunies à Maoste (6-Mile), dont des jeunes et des personnes aînées dénés et métis ainsi que des animateurs et animatrices scientifiques, dans le but de participer à un camp d’écologie et de savoirs traditionnels organisé par la nation Liidlii Kue. Situé dans les Territoires du Nord-Ouest, près de la communauté de Fort Simpson, le camp se déroule sur des terres ancestrales utilisées par les peuples dénés et métis depuis des générations. 


*Le fleuve Deh Cho est aussi connu sous le nom Mackenzie, et traverse les Territoires du Nord-Ouest.


Quelques semaines auparavant, étant donné que nous menons des recherches sur des sites nordiques, nous avions été invitées à participer à ce camp afin d’y animer des activités portant sur l’écologie. L’idée de passer une semaine dans la nature, d’observer des aurores boréales et de partager notre passion pour les sciences nous a tout de suite ravies ; toutefois, nous nous questionnions sur la place de la décolonisation des savoirs dans les sciences naturelles ou encore sur la contribution de tels camps à la décolonisation. Cette invitation s’insérait alors dans notre parcours aux études graduées en géographie comme une opportunité d’explorer les enjeux de décolonisation. Notre participation s’inscrivait en outre dans une perspective d’échange avec une communauté qui nous accueillait déjà sur son territoire pour nos recherches.

Territoires autochtones dans le nord-ouest du Canada. Maoste (6 Mile) et Fort Simpson se trouvent sur la rive du fleuve Deh Cho, dans le sud-ouest des Territoires du Nord-Ouest.

La science ne se fait pas dans une bulle

La décolonisation est loin d’être notre champ d’expertise. Nous sommes deux jeunes chercheuses blanches, issues de milieux et d’héritages ancestraux différents, mais qui contribuent tout de même au système colonial. L’une de nous, Nia, a des ancêtres français et écossais présents au Canada depuis plusieurs générations, tandis que l’autre autrice, Mariam, est immigrante de deuxième génération, de parents libanais. Pendant longtemps et aujourd’hui encore, nous avons baigné dans des milieux occidentaux, dans des bulles universitaires.

Toutefois, quoique l’on ait tendance à l’oublier, la science ne se fait pas dans une bulle, isolée des contextes sociopolitiques qui l’entourent. Elle reflète au contraire des valeurs ancrées dans la société, qui se traduisent notamment par les sujets étudiés ou encore l’angle adopté pour aborder ces mêmes sujets. Avant de participer au camp, il était donc important pour nous de mieux comprendre le contexte de notre éducation scientifique, ainsi que l’histoire et l’importance de la décolonisation scientifique.

Bien que la méthode scientifique occidentale recherche activement l’objectivité, certaines formes de subjectivité s’y immiscent inévitablement. En effet, une première forme de subjectivité apparaît dans les méthodes mêmes de production et de transmission du savoir : quel savoir est reconnu, quel type de production du savoir est accepté? La communauté scientifique prend progressivement conscience que c’est la méthode scientifique occidentale – et presque uniquement elle – qui prévaut dans les milieux académiques. Or, alors qu’une telle suprématie existe encore dans l’enseignement et la recherche, la décolonisation des savoirs vise au contraire à la questionner et à la renverser. Comme les auteurs Leeuw et Hunt le soulignent, elle doit aussi se faire dans une démarche d’acceptation d’autres formes de production du savoir. La décolonisation des savoirs est ainsi un ensemble de pratiques dans lesquelles s’inscrivent la reconnaissance de la littérature non occidentale et l’implication des actrices et acteurs non occidentaux dans les recherches académiques1. Quoiqu’il ne soit peut-être pas possible d’inclure les connaissances autochtones dans nos recherches actuelles, cette expérience nous a inspirées à trouver des opportunités pour la décolonisation de nos futurs projets. 

Ultimement, la décolonisation des savoirs vise entre autres à laisser aux peuples non occidentaux une place dans les positions de pouvoir, ce qui s’impose dans un contexte de réconciliation. La décolonisation des savoirs s’inscrit dans une mouvance mondiale afin d’intégrer les savoirs non occidentaux aux recherches ; le présent article se limite cependant aux connaissances produites par des peuples autochtones. Cette limitation s’explique par le fait que notre recherche s’effectue dans le Nord canadien, en territoire traditionnel déné.

Les connaissances écologiques traditionnelles comme outil de décolonisation

Plus spécifiquement dans le cadre de notre camp, l’utilisation des connaissances écologiques traditionnelles (CET), associées aux territoires historiquement occupés par des résidentes et résidents de longue date, a été présentée comme un premier pas vers la décolonisation des savoirs en sciences environnementales.

Les CET peuvent notamment jouer un rôle important en écologie et en biogéosciences. Par exemple, les observations à long terme de certains phénomènes climatiques sont transmises à travers les histoires orales. D’une part, ces histoires ont une place d’importance pour les peuples autochtones puisqu’elles ont une incidence sur leur bien-être2 et, d’autre part, elles contribuent à produire des connaissances uniques, essentielles et complémentaires au savoir produit par des disciplines scientifiques occidentales. À Maoste, les personnes aînées nous ont témoigné que la fonte de la glace sur la rivière survient de plus en plus tôt au printemps. Il s’agit non seulement d’une observation du changement climatique, mais aussi d’un phénomène social impactant le transport et la chasse au sein de la communauté.

C’est dans un esprit de complémentarité entre les CET et les savoirs occidentaux que nous avons animé au camp une série d’activités, qui s’harmonisaient avec les connaissances transmises par les personnes aînées autochtones. Nous avons mené, par exemple, une activité portant sur l’identification et la mensuration des arbres ainsi que sur l’utilisation de l’eau par les arbres. Les aînées partageaient également leurs connaissances sur les différentes utilisations des espèces d’arbres et sur la façon dont les animaux interagissent avec eux. À l’image de cette activité, l’accent était mis tout au long du camp sur l’importance des éléments culturels et scientifiques dénés. Il s’agissait en effet d’une salle de classe atypique où l’apprentissage de la science se fait différemment.

Les salles de classe sont d’ailleurs les premiers lieux pour la reconnaissance des CET. L’héritage colonial du système éducatif canadien a abouti à un programme de sciences à prédominance eurocentriste du primaire à l’université3,4. Les sciences occidentales utilisent une approche structurée et compartimentée du savoir où un concept est décomposé pour être maîtrisé avant de passer au suivant. Par exemple, l’apprentissage du fonctionnement général d’un arbre qui se ferait selon l’approche scientifique occidentale privilégierait d’abord la définition d’un arbre, puis la compréhension de son développement à partir de la graine et enfin l’étude de ses processus physiologiques complexes. Ce n’est que dans des études plus appliquées de l’écologie et de la biogéographie que nous commençons à apprendre les nombreuses façons qu’un arbre contribuera à l’ensemble des processus écosystémiques.

Ce ne sont pas tous les étudiants et étudiantes qui comprennent la science à travers une épistémologie occidentale ; beaucoup s’appuient plutôt sur des orientations esthétiques, religieuses, spirituelles, récréatives ou économiques. Ces orientations sont négligées dans les sciences occidentales, mais incluses dans les sciences autochtones4. Pour reprendre l’exemple de l’arbre, les CET peuvent transmettre les mêmes apprentissages en utilisant des récits enracinés dans l’histoire et l’expérience. Les élèves comprennent alors l’écologie des arbres en tant que composante centrale du fonctionnement de l’ensemble de l’écosystème, avec une attention particulière sur la signification spirituelle et culturelle des espèces étudiées.

L’exposition aux sciences occidentales dans une salle de classe est inséparable de l’exposition à la culture occidentale qui domine le système scolaire canadien et les communautés scientifiques4. La dichotomie entre la culture scientifique et la culture familiale ou communautaire d’un élève peut l’amener à devenir indifférent ou réticent aux apprentissages scientifiques, puisqu’il existe une impression que la science n’admet pas d’espace pour les connaissances culturelles4. Pour tenter d’éviter cette dichotomie entre écologie et culture dans le camp, nous avons organisé des activités qui ont puisé dans les deux ensembles de connaissances. Par exemple, les activités de pêche et de récolte de baies permettaient de faire le pont avec des apprentissages portant sur l’évaluation de la qualité de l’eau dans un cours d’eau, le cycle des nutriments et les chaînes alimentaires, alors que la présence de mercure chez certaines espèces de poissons est un enjeu dans la région du Deh Cho.

Ce partage de connaissances approfondies de la culture et du territoire dénés a pu donner un sens aux apprentissages scientifiques. Les histoires de chasse à l’orignal racontées par les personnes aînées en sont un autre exemple, en plus de constituer une occasion de co-apprentissage. Ces histoires nous ont fourni les éléments culturels nécessaires à l’apprentissage des schémas de migration animale. C’est grâce à ces récits que nous avons pu, en retour, retenir l’attention des jeunes sur les processus scientifiques impliqués dans les patrons de migration des animaux. Le co-apprentissage interculturel des sciences qui s’inspire des perspectives scientifiques autochtones et occidentales assure un apprentissage des sciences diversifié sur le plan culturel, et ce, de la maternelle à l’université3,4. Il met en évidence les contributions importantes des sciences autochtones à plusieurs disciplines scientifiques et aide les étudiantes et étudiants autochtones et allochtones à acquérir une vision diversifiée qui enrichit les sciences et la recherche3,4. Nous en avons vu des exemples lorsque nous avons appris comment les connaissances autochtones sur la chasse contribuent à la planification et à la gestion de l’utilisation des terres dans la région. Ceci illustre que les approches de co-apprentissage ne cherchent pas à intégrer les méthodes scientifiques autochtones aux méthodes occidentales de savoir et d’apprentissage. Elles se concentrent plutôt sur l’accès à différents flux de connaissances de manière complémentaire4.

La viande d’orignal sèche au-dessus du feu après un cours donné par les personnes aînées dénés et métis sur les habitudes migratoires des orignaux et l’apprêt de leur viande.

Un lieu de savoir

Les camps terrestres d’écologie et de savoirs traditionnels facilitent l’expérience de co-apprentissage pour les personnes aînées détenant des connaissances scientifiques autochtones, les jeunes autochtones et les scientifiques de la relève ayant une perspective occidentale, dont nous faisons partie5. Un principe important de l’enseignement des sciences autochtones est le concept de connaissances basées sur le lieu, dans lequel l’enseignement d’un phénomène se déroule dans l’environnement où se déroule ce phénomène afin de mieux le contextualiser4

La connaissance basée sur le lieu souscrit à l’idée que tout est intrinsèquement lié et que rien n’existe de façon isolée, et ne doit donc pas être observé isolément. Utilisons à nouveau l’arbre comme exemple : il est plus significatif d’en apprendre davantage sur cet arbre dans la forêt où il pousse, car cet arbre individuel fait partie intégrante de la forêt. L’apprentissage doit être enraciné dans un lieu d’origine, car le savoir se crée par l’expérience sur le territoire. Par conséquent, il est courant que l’enseignement scientifique autochtone comprenne des activités qui se déroulent sur le territoire4.

Le lieu choisi pour le camp n’était pas anodin. Maoste est un lieu spirituel significatif pour les Premières Nations du Deh Cho, notamment à cause des événements de chasse, de cueillette et de pêche qui s’y sont déroulés. Les membres aînées de la communauté avaient une connaissance approfondie de ce lieu, qu’ils partageaient au moyen de récits. Cet espace est aussi important pour nous comme étudiantes puisqu’il est situé près d’une station de recherche utilisée pour recueillir des données pour nos recherches de maîtrise et de doctorat.

Les jeunes, les membres aînés de la communauté ainsi que les animateurs et animatrices scientifiques admirent le coucher de soleil sur les rives du Deh Cho.

La décolonisation, au-delà des camps d’écologie et de savoirs traditionnels

En rétrospective, ce camp a été une occasion de nous introduire aux approches scientifiques autochtones empiriques pour comprendre une région que nous étudions d’un point de vue occidental. Nous avons été mises au défi de sortir de la structure rigide de la science occidentale et d’intégrer une approche holistique à l’étude d’un espace, une approche qui tient également compte des interactions de l’ensemble de l’écosystème, de la culture communautaire, de l’histoire et des émotions.

Le camp d’écologie et de savoir traditionnel a été un lieu d’échanges qui nous a permis de diversifier notre manière d’apprendre et de comprendre la science. C’était également l’occasion de réfuter le stéréotype du scientifique en tant que vieil homme blanc en démontrant que les jeunes, les femmes et les Autochtones peuvent aussi être des scientifiques4,6. Les camps terrestres sont d’ailleurs un outil important pour impliquer davantage de jeunes étudiantes et étudiants sous-représentés dans les sciences ainsi que pour transmettre les CET et enseigner les sciences autochtones.

Les programmes qui rassemblent les gens pour apprendre les uns des autres sur le territoire, comme le camp auquel nous avons participé, ne sont qu’une méthode de co-apprentissage et ne devraient pas être considérés comme le seul moyen de décoloniser la science au Canada. Nous savons que nos recherches s’effectuent encore en silos et que, à court terme, elles ne laissent pas plus de place aux personnes autochtones dans des positions de pouvoir. Nous sommes encore les personnes qui produisent les recherches et qui les diffusent.

En tant qu’étudiantes, notre pouvoir est aussi limité, mais nos choix de sujets de recherche et les actrices et acteurs que l’on veut y impliquer sont de notre ressort. Toutefois, être sur le territoire avec une communauté qui l’a historiquement occupé a permis d’aborder des problèmes sous de nouveaux angles, de créer des liens pour des partenariats futurs, mais surtout, d’encourager une relève plus diversifiée en science.


Références

  1. de Leew, S. et Hunt, S. (2017). Unsettling decolonizing geographies. Geography Compass, 12(7), e12376. https://doi.org/10.1111/gec3.12376
  2. Duerden, F., & Kuhn, R. G. (1998). Scale, context, and application of traditional knowledge of the Canadian north. Polar Record, 34(188), 31-38. https://doi.org/10.1017/S0032247400014959
  3. Kimmerer, R. W. (2002). Weaving Traditional Ecological Knowledge into Biological Education: A Call to Action. BioScience 52(5), 432–438. https://doi.org/10.1641/0006-3568(2002)052[0432:WTEKIB]2.0.CO;2
  4. Snively, G., and L. Williams. (2016). Knowing Home: Braiding Indigenous Science with Western Science, Victoria, BC : Pressbooks.
  5. Reid, A., Lane, J.F., Woodworth, S., Spring, A., Garner, R., and Tanche, K. (2020). Leading on-the-land science camps with Indigenous youth: towards reciprocity in research. The Solutions Journal, 11(1). https://thesolutionsjournal.com/2020/03/09/leading-land-science-camps-indigenous-youth-towards-reciprocity-research/
  6. Bonny, S. M. (2018). Effective STEM Outreach for Indigenous Community Contexts – Getting it Right One Community at a Time! International Journal of Innovation in Science and Mathematics Education, 26(2), 14-34.