Cap vers le « toit du monde »

Au-delà des avancées scientifiques qu’ils apportent, les terrains de recherche requièrent de la patience et une préparation minutieuse. En contrepartie, ils offrent des moments uniques qui marquent profondément la vie des chercheurs. D’Ottawa à l’île Ward Hunt, voici les pérégrinations de deux scientifiques durant la première étape d’une expédition scientifique hors du commun sur une petite île du Grand Nord.

Gautier Davesne, étudiant au doctorat en géographie sous la supervision de Daniel Fortier (UdeM) et membre du Centre d’Études Nordiques (ULaval).

Itinéraire pour se rendre sur l’île Ward Hunt depuis Ottawa. L’encadré représente la section nord d’Ellesmere (Source : https://www.visibleearth.nasa.gov/)

Le vrombissement des moteurs du Twin Otter ralentit et nous commençons à perdre de l’altitude. Mon GPS indique que nous venons de franchir le 83e parallèle nord à quelque 4300 kilomètres de Montréal. Devant nous s’ouvre l’immensité de la banquise arctique, qui reflète un soleil qui ne se couchera pas avant la fin de l’été. Au milieu du chaos de glace se dresse l’île Ward Hunt, l’ultime morceau de terre avant le pôle Nord. Cet ilot désertique et glacé, à peine plus grand que les îles de Boucherville, sera notre destination finale. C’est la quatrième fois que je m’envole vers Ward Hunt et à chaque fois c’est toute une aventure.

L’île Ward Hunt est située dans le parc national Quttinirpaaq (ᖁᑦᑎᓂᕐᐹᖅ), le toit du monde en Inuktitut, au nord de l’île d’Ellesmere, à quelque 750 kilomètres du pôle Nord et à 800 kilomètres de la communauté inuite la plus proche, Grise Fjord (ᐊᐅᔪᐃᑦᑐᖅ). De ce fait, l’île abrite le camp de recherche le plus septentrional de la planète. Depuis près de 15 ans, le Centre d’études nordiques (CEN) y a engagé des recherches sur la dynamique des écosystèmes du désert polaire et leurs réponses aux changements climatiques. Initialement orientée vers la microbiologie sous l’impulsion de Warwick Vincent (ULaval), la recherche s’est ensuite élargie à la géomorphologie (Daniel Fortier, UdeM), à la biologie (Esther Lévesque, UQTR) et à l’étude de la neige (Florent Dominé, ULaval). Mes recherches sont d’ailleurs à la croisée de ces trois derniers volets, car l’objectif de ma thèse est de mieux comprendre le rôle joué par le couvert de neige sur le développement du paysage polaire. Les recherches préliminaires réalisées à Ward Hunt ont mis en évidence que les plaques de neige, qui persistent une bonne partie de l’été, constituent la principale source d’eau pour les versants durant la courte période de dégel. Dans l’environnement aride du désert polaire, cette eau active une série de processus biologiques et géomorphologiques donnant lieu à une mosaïque de milieux humides et de formes de terrains qui structurent le paysage.

Rattraper l’hiver au début de l’été

Notre périple commence à l’aéroport d’Ottawa au petit matin du 25 mai 2019. Il fait déjà 25 °C et ça sent l’été. Je rejoins Florent Dominé qui m’accompagne pour les deux premières semaines de mon séjour de deux mois sur l’île Ward Hunt afin de m’aider à étudier la neige. C’est une étape fondamentale pour mon projet, car la caractérisation des propriétés physiques du couvert de neige me donnera des données précieuses pour en comprendre les effets sur le milieu, notamment son rôle de couche isolante du sol.

Florent est un habitué des régions polaires. Il a traqué les flocons du Nord canadien à l’Antarctique, en passant par le Groenland et le Spitzberg. En bon français, Florent a apporté avec lui deux reblochons, cinq tranches de lard et du vin blanc de Savoie. Ces victuailles imprévues viennent charger un peu plus notre cargaison déjà imposante : six caisses de matériel, quatre sacs à dos et cinq glacières de nourriture. Après un enregistrement long et coûteux, nous embarquons avec la compagnie aérienne First Air vers notre première destination, Resolute Bay sur l’île de Cornwallis où se trouve la base du Programme du plateau continental polaire (PPCP). Nous allons y rester quelques jours en attendant notre vol pour Ward Hunt. Parcourir une si longue distance – 3400 kilomètres – vers le nord en mai, c’est comme rattraper l’hiver dans sa fuite.

Après quatre heures de vol et une escale à Iqaluit, nous atterrissons à Resolute Bay, sous une neige fine et –2 °C. Le dépaysement est total. Aucun arbre ne vient briser la ligne d’horizon. Nous sommes en plein désert polaire. Cette écozone couvre une large portion du Haut-Arctique canadien et elle se caractérise par très peu de végétation et une grande aridité. Seules quelques zones humides dispersées au milieu de la rocaille abritent une flore et une faune plus diversifiée formant ainsi de véritables oasis polaires.

Autour de l’aéroport de Resolute Bay, excentré du village, les seuls repères visuels dans le désert encore blanc sont les hangars qui abritent les avions, les entrepôts préfabriqués et les montagnes de bidons. Au milieu de ce chaos coloré se trouve l’immense base du PPCP. C’est là que toute la recherche scientifique de l’Arctique canadien est organisée. Les chercheurs y sont logés, nourris et sont épaulés par une équipe chevronnée. Pour y avoir accès, il faut faire une demande d’appui logistique près d’un an à l’avance. La base scientifique peut accueillir plusieurs centaines de chercheurs en pleine saison de terrain, entre juillet et août. À notre arrivée fin mai, tout est calme.

Resolute Bay : entre excitation et préparation

Nous sommes, certes, déjà en plein désert polaire, mais l’île de Ward Hunt est encore loin. Pour être précis, plus de 1000 kilomètres d’un territoire inhabité et sauvage nous sépare encore de notre camp de recherche. Au lendemain de notre arrivée à Resolute Bay, nous nous activons donc à réorganiser nos affaires.

Une partie du matériel nécessaire pour mener le terrain à Ward Hunt, incluant les instruments pesants et une palette de nourriture, avait été acheminée par avion-cargo en avril et nous attendait déjà dans l’immense hangar du PPCP. Ce hangar s’apparente à une caverne d’Ali Baba où une grande quantité de matériel nécessaire à la recherche polaire est stockée. Nous y passons nos journées à réorganiser les caisses de matériel, à faire l’inventaire et peser le tout. Parmi les instruments que nous emportons, il y a, entre autres, des foreuses permettant d’extraire des carottes de pergélisol et de glace, un géoradar pour obtenir des images de la structure du sol, diverses sondes et capteurs pour mesurer les propriétés de la neige, ainsi qu’un drone pour faire de la photogrammétrie du site d’étude. Les moindres détails doivent être vérifiés, du nombre de rouleaux de duct tape aux chargeurs des appareils électroniques. En cas d’oublis ou de bris, on doit faire avec les moyens du bord, car aucun ravitaillement n’est prévu. La charge maximum de 900 kilogrammes que peut transporter l’avion dans lequel nous allons embarquer, nous parait donc bien maigre, car outre le matériel scientifique, nous devons faire rentrer un skidoo, nos affaires personnelles, la palette de nourriture et deux bidons de diesel.

Chargement du Twin Otter le jour du départ vers Ward Hunt, en arrière-plan dans le bâtiment bleu se trouvent le hangar et les bureaux du PPCP.

Les jours passent vite à la base de Resolute Bay et sont rythmés par les horaires stricts des repas : 7h, 12h et 17h. Dans cette région où la nuit n’existe pas, la notion de journée perd vite de son sens et les repas deviennent les seuls marqueurs de temps. Au second jour, nous partons au village qui se trouve à huit kilomètres de la base afin d’y rencontrer l’équipe de Parcs Canada. Le village compte près de 200 habitants et possède les services de base : une école, un bureau Poste Canada et une coopérative. Les allées du village sont calmes en cette matinée de mai. Le soleil timide illumine les maisons colorées. Un groupe d’enfants se dirige vers l’école du village sous le regard des huskys qui se font dorer la couenne le museau enfoui dans la neige.

Une escale qui peut durer longtemps

Réveil à 6h30 en ce 28 mai. Nous sommes sur la liste des départs prévus aujourd’hui. Le temps clair est de bon augure pour partir à la date prévue, ce qui serait exceptionnel compte tenu de nos expériences passées. Les vols dans l’Arctique se font en effet principalement à vue, et un atterrissage sans visibilité sur un terrain accidenté et glacé a toutes les chances de mal finir. La responsabilité est ainsi grande pour les agents des opérations du PPCP, qui évaluent les conditions et décident si nous pouvons partir ou non, car l’accès au camp scientifique c’est un one shot . Si l’avion ne peut pas atterrir à destination, c’est un retour à la maison! En effet, les subventions du PPCP couvrent tout juste le nombre d’heures de vol pour un aller-retour (10h à 2500$ de l’heure dans le cas de Ward Hunt). Impossible donc pour les chercheurs de se donner une deuxième chance.

À 8h30, nous montons voir les responsables du PPCP dans leurs bureaux aux allures d’une tour de contrôle. Tim, un grand gaillard à la moustache généreuse, nous pointe les images satellites d’un air dubitatif. À notre grand désarroi, nous apprenons que le brouillard stagne sur la côte nord d’Ellesmere, comme souvent. Tim nous dit de repasser deux heures plus tard pour avoir les dernières mises à jour météo.

Finalement… quatre jours sont passés et nous sommes toujours cloués au sol! La météo est capricieuse dans l’Arctique : il faut donc être patient. Le temps presse néanmoins, car la collaboration avec Florent avait pour objectif d’étudier la neige. Or, à Resolute Bay, le beau tapis blanc s’est déjà transformé en une neige brune et humide, menacée de disparition. Nous espérons donc que le climat, qui est encore plus froid de Ward Hunt, nous garantis un couvert de neige encore hivernal pour quelques jours.

Enfin le grand départ

En ce matin du 2 juin, soit une semaine après notre départ d’Ottawa, nous sommes fébriles. La veille, Tim nous a conseillé de profiter de notre dernière nuit douillette, car les prévisions sont bonnes. La mise à jour météo de 8h le confirme, c’est un GO!

Pas de temps à perdre, notre matériel se fait déjà charger dans le Twin Otter. Nous courrons faire nos provisions de sandwichs pour le vol et sautons dans l’avion. Nos pilotes, Lindsey et Oliver, nous donnent de courtes consignes de sécurité et nous prenons place sur des bancs pliables à l’arrière de l’appareil, les pieds appuyés sur une glacière. Devant nous se tient la montagne de matériel solidement sanglée à la carlingue. Les moteurs se mettent en route dans un brouhaha jubilatoire. Ça vibre de partout, ça sent le carburant, mais les Twin Otters sont des petits avions bimoteurs robustes et parfaitement adaptés aux conditions extrêmes. Ils ont fait leurs preuves en Arctique et en Antarctique et ceux qui font des rotations depuis Resolute Bay sont pilotés par des experts. La légende veut même que certains de ces Twin Otters ont eu une première vie sulfureuse, au service des FARC et du trafic de drogue dans les forêts colombiennes! Notre avion s’aligne avec la longue piste de gravier, plein gaz. Malgré son ventre lourd, le Twin Otter décolle sans difficulté. Nous voilà partis pour cinq heures de vol au-dessus du Haut-Arctique canadien.

La récompense des longs mois de préparation défile à nos hublots. Voler au-dessus de l’Arctique canadien par beau temps est une chance extraordinaire pour un géographe. Nous volons à basse altitude, ce qui nous permet d’observer en détail un paysage à couper le souffle : plateaux, vallées, fjords, glaciers, deltas et réseaux hydrographiques se succèdent sous nos yeux. Le couvert de neige discontinu laisse apparaître une mosaïque de micro-environnements où alternent des versants rocailleux et des zones humides, d’où s’écoulent déjà les eaux de fonte nivale. La notion de désert polaire est toute relative en cette période de fonte où l’eau liquide est partout. Après avoir quitté l’île de Cornwallis, nous survolons successivement les îles de Devon, Graham, Axel Heiberg et finalement l’immense Ellesmere. Toutes ces îles qui ont vu passer, et bien souvent mourir, les grands explorateurs de l’Arctique du XIXe siècle comme John Franklin.

Vue du Fjord de Disraeli avec au fond l’océan Arctique (Juin 2019).

Île déserte et tartiflette

Deux heures trente après notre départ de Resolute Bay, nous effectuons une escale à Eureka, une petite base militaire et scientifique isolée, située au bord du détroit de Nansen au milieu d’Ellesmere. L’arrêt ne dure qu’une trentaine de minutes, juste le temps de se dégourdir les jambes pendant que les pilotes pompent un bidon de carburant dans les réservoirs du Twin Otter. On repart pour le dernier tronçon du voyage et certainement le plus beau.

Le nord d’Ellesmere est occupé par la section la plus élevée de la cordillère Arctique, dont de nombreux sommets dépassent les 2500 mètres d’altitude. De vastes calottes glaciaires empâtent ces sommets et se déversent en de longues langues de glace jusque dans les fjords qui entaillent la côte arctique. Bien que puissants et majestueux, ces glaciers polaires n’en sont pas moins en déclin sous l’effet des étés toujours plus chauds de l’Arctique. En survolant chaque année les mêmes zones, nous constatons les conséquences, pour le moins rapides, des changements climatiques. Entre l’année de ma première expédition en 2015, et l’été 2019, d’énormes morceaux de glace se sont détachés des langues terminales des glaciers côtiers, les faisant reculer des plusieurs centaines de mètres.

Le Twin Otter amorce un léger virage pour s’aligner avec le fjord de Disraeli, tout en ralentissant son allure. Au bout de quelques minutes, l’avion débouche sur l’océan Arctique glacé. Au milieu du panorama éblouissant se trouve Ward Hunt. L’approche se fait lentement et nous faisons plusieurs rotations en rase-motte au-dessus de la côte nord de l’île et du camp enseveli sous la neige. Les pilotes cherchent les surfaces de glace les plus planes pour garantir un atterrissage sans encombre.

Vue de Ward Hunt et l’imposant sommet de Walker Hill (450 m) avec au fond les montagnes d’Ellesmere vers le sud. Dans l’encadré : vue du camp avec la tente cuisine/salon (1); les tentes chambres (2) et la toilette (3) (Juin 2019).

Après quatre tours d’observation, Lindsay nous fait signe que nous allons atterrir. Les skis du Twin Otter touchent en douceur la surface de neige et après quelques centaines de mètres de glissade, l’avion s’immobilise à 100 mètres du camp. Nous descendons rapidement de l’avion. Notre premier réflexe est de plonger la main dans la neige. Aucun signe de fonte et il fait froid, de quoi nous garantir de belles journées de travail. Dès demain, nous débuterons nos analyses de neige en réalisant des profils stratigraphiques pour étudier chacune des couches qui forment le manteau neigeux. L’île est tout sauf hostile sous ce beau soleil de juin et le panorama qui s’offre à nous est grandiose. Pas le temps de s’extasier devant le paysage pour le moment, les pilotes sont pressés, car la météo peut vite changer. On décharge le Twin Otter – sans tracteur cette fois-ci – ce qui rend la tâche longue et périlleuse quand vient le moment de sortir le skidoo.

Pendant que Lindsay et Oliver font un appel radio avec le PPCP pour obtenir un dernier point météo avant de se remettre en route, nous faisons un tour rapide du camp pour vérifier que les installations vitales sont encore fonctionnelles après l’hiver infernal qu’a subi l’endroit. La tente cuisine et son poêle providentiel sont encore debout et la cabane toilette, bien que remplie de neige et quelque peu penchée, semble utilisable.

Les pilotes font quelques photos souvenirs et s’installent dans leur cockpit, sous le regard des lièvres arctiques intrigués par cette soudaine animation. Les lièvres sont les maîtres de l’île. Avec leur épaisse fourrure blanche, ils parviennent à supporter les froids extrêmes et profitent des quelques plantes et lichens qui poussent pendant les trois mois d’été pour se nourrir. Peu de prédateurs viennent s’aventurer jusqu’à l’île Ward Hunt. Quelques renards et loups ont déjà été aperçus, mais aucun ours polaire. Ceux-ci préfèrent les régions plus au sud comme Resolute Bay où les phoques pullulent.

Départ de Lindsay et Oliver sous le regard d’un lièvre arctique (Juin 2019).

 Le Twin Otter, à vide, décolle ensuite dans un nuage de neige comme une fusée. Il devient rapidement une mouche dans le ciel et son bourdonnement s’estompe laissant place au silence total. Pour quelque temps, nous serons les deux humains les plus au nord du continent américain. Nos seuls liens avec le monde seront un poste radio et un téléphone satellite. Qu’à cela ne tienne, nous avons tout ce qu’il faut pour une tartiflette, sans aucun doute une grande première gastronomique à cette latitude.