La conservation des marges de tourbières, une prescription pour la santé de l’écosystème

Si les tourbières étaient des patients, leur médecin vous dirait probablement que le pronostic vital est engagé. Les marges de ces milieux humides fragiles sont de bons indicateurs de la santé et de l’intégrité des écosystèmes, ainsi que des perturbations engendrées par les activités humaines. En ce qui concerne les tourbières de la vallée du Saint-Laurent, les indicateurs sont dans le rouge, du moins, c’est ce que tend à démontrer la présente étude.

Roxanne Archambault-Vermette, étudiante à la maîtrise recherche en géographie sous la supervision de Julie Talbot (UdeM) et de Stéphanie Pellerin (IRBV).

Les tourbières évoquent le plus souvent des milieux humides inhospitaliers infestés de maringouins, mais elles sont aussi d’incroyables habitats qui contribuent au maintien de la biodiversité à travers le paysage canadien. Dans le sud du pays, on les compare souvent à la toundra, en raison de leur végétation similaire. Mais que sont exactement les tourbières et pourquoi est-il important de les protéger?

Une tourbière par jour éloigne les problèmes pour toujours

Les tourbières sont des écosystèmes dont le sol est acide, saturé en eau et composé en majorité de matière organique. Les conditions environnementales qui prévalent dans la tourbière ralentissent la décomposition de la végétation morte. C’est pourquoi le sol est composé essentiellement de matière organique, comparable au terreau qu’on achète pour nos potagers. Cette caractéristique confère d’ailleurs aux tourbières un rôle de régulateur du climat. Eh oui! En stockant du carbone dans le sol et en empêchant celui-ci d’être relâché dans l’atmosphère, les tourbières permettent d’atténuer les changements climatiques1.

En plus de réguler le climat, les tourbières jouent un rôle de refuge pour plusieurs espèces animales et végétales et contribuent, par le fait même, au maintien de la biodiversité2. Les tourbières filtrent les précipitations et régulent en partie les niveaux d’eau dans un bassin versant2. Ces écosystèmes, qui absorbent les polluants et qui diminuent les risques d’inondations, sont donc gages de santé pour nos plans d’eau et pour nous-même.

Bien entendu, les tourbières ne peuvent remplir pleinement leurs rôles que lorsqu’elles sont en santé. Ainsi, si elles sont mises à mal par les activités humaines, les bénéfices que l’on en retire diminuent grandement.

Alors, quel est le rôle des marges dans tout ça?

Au premier coup d’œil, la végétation de la tourbière peut sembler uniforme, mais en regardant de plus près, on peut y observer beaucoup de variations. En effet, la végétation singulière en périphérie de la tourbière se distingue du reste de l’écosystème, c’est entre autres ce qui caractérise la marge.  

Schéma de la marge d’une tourbière ombrotrophe typique. La marge est représentée par les deux types de végétation et se situe plus ou moins dans la zone de convergence des écoulements de surfaces. La direction des écoulements est représentée par les flèches en gras et le niveau relatif de la nappe phréatique est illustré par la ligne pointillée bleue.

La marge possède deux rôles principaux. Tout d’abord, elle permet de garder le niveau de la nappe phréatique proche de la surface et, par le fait même, de maintenir les conditions idéales à la séquestration du carbone dans le sol3. D’autre part, l’eau pauvre en nutriments qui s’écoule de la tourbière vers l’extérieur rentre en contact avec l’eau provenant du sol minéral chargée en nutriments.  Ce processus fait de la marge une oasis pour plusieurs espèces qui ne pousseraient pas autrement à l’intérieur de la tourbière4. Malheureusement, sa position en périphérie de la tourbière la rend plus vulnérable aux changements environnementaux ayant lieu autour de l’écosystème.

Les marges de tourbières étudiées. Les arbres présents en arrière-plan sur les photos du centre et de droite ne font pas partie de l’écosystème contrairement à la photo de gauche.  A : La végétation est dominée par les arbres de la tourbière Alfred. B : Une végétation dominée par la présence de quenouilles à la tourbière Mer Bleue. C : Une végétation homogène typique de la tourbière Lac-à-la-Tortue. Crédit photo : Roxane Archambault-Vermette.

Les activités humaines : la gangrène des tourbières 

C’est pour mieux comprendre l’impact des activités anthropiques sur la structure de la végétation et sur les conditions environnementales de la tourbe à l’échelle de la marge des tourbières ombrotrophes qu’une étude a été réalisée à partir des données récoltées sur trois tourbières de la vallée du Saint-Laurent durant les étés 2017 et 2019.  Le projet avait pour objectif de démontrer l’importance de préserver cette zone.

Qu’est-ce qu’une tourbière ombrotrophe?

Les tourbières ombrotrophes reçoivent leurs nutriments uniquement par les précipitations. Le sol y est donc pauvre et la croissance des plantes lente. La végétation qu’on y trouve est de petite taille et est dominée par les sphaignes, des petites mousses en grande partie responsables du stockage du carbone dans le sol.

Trois sites d’étude ont été sélectionnés afin de refléter différents types de perturbations. La tourbière Alfred, en périphérie de Hawkesbury (Ontario), est entourée de champs agricoles et a partiellement été amputée pour l’extraction de sa tourbe qui peut être utilisée comme combustible ou comme terre à jardin.  Pour sa part, la tourbière Mer Bleue (Ontario) est cernée par une mosaïque de nouveaux développements urbains et de terres agricoles. La tourbière Lac-à-la-Tortue (Québec), quant à elle, est traversée par une ligne électrique à haute tension en plus d’être le lieu d’activités récréatives telles que la chasse à l’orignal.

Dans le cas la tourbière d’Alfred, l’analyse a démontré que les activités d’extraction de la tourbe ont accéléré le drainage et abaissé le niveau de la nappe phréatique. Le sol étant plus sec, les racines ont plus d’espace pour se développer, ce qui a favorisé la croissance d’arbres. Les espèces de plantes comme les sphaignes qui ont besoins davantage d’humidité et de lumière ont disparu5. Dans le futur, la baisse du niveau de la nappe phréatique pourrait aussi compromettre la capacité de l’écosystème à séquestrer le carbone dans le sol. En effet, la baisse du niveau de la nappe augmente la disponibilité de l’oxygène dans le sol ce qui permet aux bactéries de dégrader plus facilement la matière organique. Plutôt que d’accumuler le carbone, la tourbière risque donc de devenir une source d’émission de gaz à effet de serre! C’est pourquoi les activités anthropiques affectent directement la capacité des tourbières à remplir leurs rôles de régulateur du climat et de refuge pour plusieurs espèces.

Fruits et feuilles du nerprun bourdaine. Crédit photo : Roxane Archambault-Vermette.

La marge de la tourbière Mer Bleue, en banlieue d’Ottawa, n’a pas été transformée aussi drastiquement par les activités anthropiques que la tourbière Alfred, même si la présence humaine y a laissé quelques cicatrices. En effet, l’implantation de certaines espèces exotiques, comme le nerprun bourdaine ainsi que le roseau commun, témoigne de l’influence humaine sur la végétation6. Ces espèces ont besoin d’un apport en nutriments plus grand que les espèces de plantes vivant habituellement dans les tourbières ombrotrophes. Ces espèces exotiques sont favorisées par les amendements d’engrais provenant des champs agricoles environnants. Ceci soulève des inquiétudes quant à la conservation de la végétation indigène de l’écosystème à long terme.

Platanthère à gorge frangée. Crédit photo : Roxane Archambault-Vermette.

Des trois sites étudiés, la tourbière Lac-à-la-Tortue est la mieux préservée. Les données démontrent que sa végétation est plutôt homogène, ce qui pourrait être attribuable à l’isolement du site par une bande forestière. Celle-ci agit en tant que barrière et réduit les risques de contamination de la tourbière par de nouvelles espèces. Par ailleurs, on y retrouve certaines espèces rares et protégées d’orchidées comme la platanthère à gorge frangée, qui ne poussent pas sur les deux autres sites. Bien qu’une partie de la tourbière ait déjà un statut de conservation, l’ensemble de la marge ainsi que la forêt l’entourant devrait faire l’objet d’une protection afin de préserver à long terme l’écosystème.

Perspectives pour la conservation

En 2017, le gouvernement du Québec a adopté une nouvelle mouture de la loi sur les milieux humides et hydriques visant à éliminer les pertes nettes. L’objectif est de compenser les milieux humides détruits en restaurant ou en créant de nouveaux milieux humides7. De prime abord, les intentions de cette loi peuvent sembler louables. Cependant, il ne faut pas oublier qu’un milieu humide construit par l’homme ne remplace pas complètement les écosystèmes naturels. Certaines techniques de restauration peuvent permettre de rétablir partiellement la végétation de la tourbière pour les sites très dégradés semblables à la tourbière Alfred. En revanche, ces projets prennent rarement en compte l’importance de reconstruire la marge, se privant ainsi des effets bénéfiques qu’elle procure. De plus, ces projets sont plutôt dispendieux et leur succès n’est pas garanti.

Dans l’ensemble, ce projet de recherche a démontré que la végétation et les conditions environnementales de la marge sont profondément liées à la dynamique des perturbations du paysage. À l’heure actuelle, les projets de restauration ou de conservation n’intègrent pas toujours dans l’aire protégée la marge et les écosystèmes mitoyens de la tourbière, ce qui a pour effet de réduire les chances de succès du projet à long terme. Il serait beaucoup plus efficace de mettre en place des projets de conservation incluant la marge de la tourbière que de restaurer des sites dont les marges ont été rongées par les activités agricoles. Ceci permettrait de prévenir la perte des services écosystémiques fournis par les tourbières tels que la séquestration du carbone. Comme quoi le vieil adage est donc toujours vrai, il vaut mieux prévenir que guérir.

Références

  1. Yu, Z. C. (2012). Northern peatland carbon stocks and dynamics: a review. Biogeosciences, 9 (1), p. 4071-4085. DOI: 10.5194/bg-9-4071-2012
  2. Kimmel, K et Mander, U. (2010). Ecosystem services of peatlands: Implications for restoration. Progress in Physical Geography, 34(4), p. 491-514. DOI: 10.1177/0309133310365595
  3. Howie, S. A et Meerveld, I. T. -v. (2011). The Essential role of the lagg in a raised bog function and restoration: A review. Wetlands, 31 (3), p. 613-622, DOI: 10.1007/s13157-011-0168-5
  4. Langlois, M. N., Price, J. S. et Rochefort, L. (2015). Landscape analysis of nutrientenriched margins (lagg) in omrotrophic peatlands. Science of the TotalEnvironment 505 (1) p. 573-586, https://doi.org/10.1016/j.scitotenv.2014.10.007
  5. Pellerin, S. et Lavoie, C. (2000). Peatland fragments of southern Quebec: recent evolution of their vegetation structure. Canadian Journal of Botany, 78 (2), p. 255 265, https://doi.org/10.1139/b99-186
  6. Ehrenfeld, J. G. (2003). Effects of exotic plant invasions on soil nutrient cycling processes. Ecosystem, 6 (1), p. 503-523. DOI: 10.1007/s10021-002-0151-3
  7. Environnement et Lutte contre les  Changements Climatiques. (2020).  Loi concernant la conservation des milieux humides et hydriques. http://www.environnement.gouv.qc.ca /eau/milieuxhumides/loi.htm#:~:text=La%20Loi%20concernant%20la%20conservation,risque%20environnemental%20qu’ils%20r%C3%A9sentent.