Les politiques stagnent, mais les bactéries n’attendent pas

Urgence sanitaire, masque obligatoire, germophobie généralisée : n’enfouissez pas trop vite cet épisode dans les souvenirs que vous voulez oublier. Le futur vers lequel on se dirige pourrait y ressembler. Et non, je ne parle pas de la deuxième vague. Je fais plutôt allusion au moment où certaines maladies infectieuses ne pourront plus être guéries à cause de la résistance aux antibiotiques. Ce phénomène, alimenté par la surconsommation d’antibiotiques, menace la santé mondiale et cible particulièrement les pays en développement.

Simone Caron, étudiante à la maîtrise recherche en géographie sous la supervision de François Courchesne (UdeM).

Dans une ère post-antibiotique, une infection urinaire pourrait vous tuer. La pandémie de la Covid-19 nous donne déjà un avant-goût amer du chaos engendré par l’absence d’un remède : dans une économie mondialisée, une telle crise n’est pas qu’un enjeu de santé, mais aussi un enjeu social, économique et géopolitique. Tout comme les changements climatiques, l’antibiorésistance est une crise suffisamment documentée pour que l’OMS les qualifie des plus grandes menaces à la santé mondiale du 21e siècle1. Pourtant, l’action politique traîne à répondre à la gravité de ces situations2.

Médicament miracle

La pénicilline, premier antibiotique découvert en 1928 par le scientifique britannique Alexandre Flemming, a engendré une réelle révolution de la santé publique. En plus d’avoir entraîné une réduction des décès causés par les maladies infectieuses de 70% depuis les années 19403, les antibiotiques ont permis une avancée phénoménale de la médecine. C’est grâce à ces médicaments qu’il est maintenant possible de prodiguer des soins plus intrusifs tels qu’un accouchement par césarienne, une greffe d’organe ou un traitement de chimiothérapie.  

Cependant, le risque de résistance aux antibiotiques était bien connu, et ce, dès leur introduction dans la médecine. Flemming avait même prévenu la communauté médicale des précautions à prendre pour limiter cette résistance bactérienne lors de son discours d’acceptation du prix Nobel en 1945.  Malgré les avertissements, l’efficacité de ces médicaments diminue d’année en année. À l’échelle mondiale, environ 700 000 décès par an sont actuellement attribués à l’antibiorésistance et ce chiffre devrait monter à 10 millions de morts en 20501. La Banque Mondiale estime le coût de l’inaction à environ 100 000 milliards de dollars américains d’ici 2050, une somme qui serait semblable aux conséquences économiques des changements climatiques4. Pour bien saisir l’ampleur de ce montant, il représente l’équivalent de 4,7 fois le PIB des États-Unis. 

Trop, c’est comme pas assez! 

De la même manière que les peuples vivant en haute altitude tolèrent mieux le manque d’oxygène que le reste de la population5, les bactéries résistent davantage aux antibiotiques dans les milieux où ceux-ci sont plus répandus. La pression sélective exercée par les conditions environnementales favorise la survie d’organismes adaptés. Pour atténuer la propagation de superbactéries, l’utilisation des antibiotiques devrait donc être limitée et considérée qu’en dernier recours pour le traitement d’une infection1. Cependant, ce n’est pas la manière dont ils sont actuellement utilisés.

La médication est souvent perçue comme le chemin principal de la guérison, autant chez les patient.es que chez les médecins, entraînant ainsi une prescription excessive de médicaments6. Il arrive donc souvent que des antibiotiques soient prescrits à tort pour traiter une infection d’origine virale, c’est-à-dire causée par un virus et non par une bactérie. Dans ces cas, les antibiotiques ne servent à rien, mais peuvent au contraire engendrer une réaction allergique ou des effets secondaires7.  Selon les données publiées en 2015 par la Food and Drug Administration (FDA), environ 30% des prescriptions d’antibiotiques oraux s’avéreraient inutiles aux États-Unis8. À cela s’ajoutent les antibiotiques prescrits pour soigner certaines maladies qui peuvent se guérir naturellement avec le temps, telles que des otites ou des bronchites. Le gaspillage pharmaceutique alourdit ainsi inutilement le coût du système de santé en plus d’alimenter l’antibiorésistance.

Médicamenter la viande 

La majorité des antibiotiques n’est pourtant pas consacrée au milieu de la santé, mais plutôt au secteur agricole. Au Canada, 80% des antibiotiques sont destinés aux animaux pour la production de viande9. Pourquoi? Imaginez être un poulet d’élevage : vivre dans un entrepôt sans fenêtre, tellement entassé qu’il est presque impossible de se déplacer. Difficile à concevoir en temps de coronavirus, justement car ces conditions sont parfaites pour l’éclosion d’une épidémie. C’est pourquoi des antibiotiques sont donnés de manière préventive aux animaux d’élevage. De faibles doses leur sont alors distribuées quotidiennement, même s’ils ne sont pas malades.

 

De plus, ces médicaments sont aussi utilisés en tant que facteur de croissance. Les antibiotiques peuvent favoriser le gain de poids des animaux, ce qui permet aux producteurs de réduire les coûts et d’augmenter la production de viande. En Europe, l’utilisation des antibiotiques en tant que facteur de croissance a été bannie en 20062, mais elle reste bien présente ailleurs, comme au Canada9, et prend de plus en plus d’ampleur dans les pays en développement, surtout avec l’augmentation mondiale de la consommation de viande5. Ces conditions favorisent l’apparition de bactéries résistantes dans les intestins des animaux d’élevage, qui peuvent ensuite être transmises aux humains à travers la chaîne alimentaire ou par contact direct avec les animaux7.  

Les impacts de l’industrie des antibiotiques se propagent également dans l’environnement. D’une part, la plupart des antibiotiques donnés au bétail sont excrétés dans le fumier10, qui est ensuite répandu sur les champs en tant que fertilisant agricole. Ainsi, les antibiotiques se retrouvent dans les sols et dans les bassins versants10. D’autre part, la production d’antibiotiques est une cause notable de pollution11. Bien que la majorité des antibiotiques soient consommés dans les pays développés, la production d’antibiotiques et d’ingrédients pharmaceutiques actifs est presque exclusivement localisée en Inde et en Chine, où les réglementations quant aux rejets industriels dans les cours d’eau sont inexistantes12. Une fois que les antibiotiques entrent dans les cours d’eau, ils peuvent se propager rapidement dans les réseaux hydrographiques13 : environ 65% des rivières du globe sont contaminées aux antibiotiques14.  En plus des effets néfastes sur la biodiversité, une telle pollution entraîne la prolifération de bactéries résistantes dans les sols, les cours d’eau et les sédiments et peut devenir un vecteur de transmission de superbactéries vers l’humain15

Creuser les inégalités 

Puisque les pathogènes résistants circulent dans la population humaine, les superbactéries se retrouvent actuellement sur tous les continents, mais les ravages de l’antibiorésistance ne sont pas équitablement distribués12. Les pays en développement en sont particulièrement affectés12, car les bactéries résistantes y sont plus répandues, alors que le système de santé est déjà précaire. Selon une étude menée par des chercheurs de l’Université York en 2019, les rivières les plus polluées aux antibiotiques se retrouvent en Asie du Sud-Est et en Afrique15. Or, la prévalence d’infections bactériennes évitables grâce à des vaccins, tel le choléra, la diphtérie et la tuberculose, est presque exclusive aux régions où les mesures d’hygiène et la vaccination sont insuffisantes17. Par exemple, l’Afrique subsaharienne et l’Asie du Sud-Est sont surreprésentées dans les 10,4 millions de cas de tuberculose recensés en 2015, dont 480 000 étaient causés par une bactérie multirésistante18

La forte pollution aux antibiotiques mêlée au manque de soins et d’assainissement entraînent une présence plus prononcée d’organismes résistants dans les pays à plus faibles revenus. Ces pays sont d’autant plus vulnérables étant donné les coûts des traitements de deuxième ligne, qui sont souvent trop élevés pour être accessibles. Par exemple, le coût additionnel lié au traitement d’une infection à bactérie résistante par patient est d’environ 700$ US19. En Inde, il faudrait 442 jours de travail au salaire moyen pour gagner cette somme20. L’augmentation de la facture médicale se traduit non seulement par des répercussions économiques importantes sur les systèmes de santé, mais surtout par un écart grandissant des inégalités d’accès aux soins12. Les pays à faibles revenus seront ainsi moins résilients à cette crise et seront davantage touchés par la mortalité liée à la résistance bactérienne.  

« Si nous ne parvenons pas à résoudre la résistance aux antibiotiques, nous allons payer de nos poches, mais les pauvres paieront de leur vie. »

Participant à l’Assemblée mondiale de la santé de l’OMS, octobre 2018

Quel est le plan?

Pour s’adapter, la création de nouveaux traitements efficaces contre les bactéries multirésistantes sera nécessaire. Cependant, le développement d’antibiotiques a stagné depuis environ 30 ans, n’étant pas jugé comme suffisamment profitable pour justifier les dépenses liées à la recherche et au développement3. Depuis les années 1980, 15 des 18 plus grandes compagnies pharmaceutiques au monde ont complètement abandonné le développement de nouveaux antibiotiques21. Ces entreprises préfèrent investir dans les traitements de maladies chroniques3, qui génèrent beaucoup plus de revenus, notamment car la médication doit être prise sur une plus longue période et le vieillissement de la population en fait un marché en expansion. Par exemple, un médicament musculosquelettique rapporte 11 fois plus de profits qu’un antibiotique injectable3.

Cependant, les bactéries continueront à s’adapter, alors les efforts de développement de nouveaux traitements seront toujours à recommencer tant que les antibiotiques seront surutilisés. Les preuves scientifiques sont suffisantes pour indiquer un besoin urgent de réduire la consommation d’antibiotiques, mais il semble y avoir un manque de volonté politique afin de garantir de réels changements2. Au Canada, bien qu’il y ait un plan d’action pour lutter contre la résistance, aucune mesure efficace n’a été mise en place pour limiter la consommation d’antibiotiques9. Il existe tout de même certains pays qui sont passés à l’action, tels que les Pays-Bas qui ont réduit leur consommation d’antibiotiques dans le secteur agricole de 65% depuis les années 20009. Toutefois, la résistance bactérienne est une menace qui dépasse les frontières, alors qu’elle requiert des mécanismes de gouvernance à l’échelle mondiale pour mitiger sa propagation22. L’OMS se penche activement sur le dossier, mais elle ne peut que fournir des lignes directrices aux gouvernements. La coopération politique sera nécessaire pour réduire suffisamment la consommation mondiale d’antibiotiques. De plus, l’aide internationale visant à améliorer l’accès à l’eau potable et à la vaccination permettrait de réduire drastiquement le nombre de bactéries résistantes en circulation et les conséquences qu’elles entraînent23

Tout comme les changements climatiques, l’antibiorésistance est une crise globale, alimentée par la surconsommation et le manque de vision durable et collective. Pour éviter de frapper un mur à toute vitesse, certains changements s’imposent à notre système. Notamment, l’élevage intensif, qui est responsable de plus de la moitié des antibiotiques consommés dans le monde24 et de 14,5% des émissions anthropiques de GES25, mérite d’être repensé. Du moins, la consommation de viande pourrait facilement être réduite. De plus, la délocalisation des centres de production loin des marchés, qui soustrait les conséquences environnementales et sanitaires au regard des consommateurs, s’inscrit dans une tendance qu’il vaudrait mieux inverser. Fondamentalement, il faudrait se départir du mythe de la croissance infinie, afin de prioriser les réels besoins des populations plutôt que les profits, tout en prenant conscience du caractère limité des ressources. En ce sens, les changements sociétaux nécessaires pour sauver le climat ont beaucoup en commun avec ceux qui nous permettraient de combattre l’antibiorésistance.

Il ne nous reste qu’à choisir de quelle manière nous voulons vivre le 21e siècle.

Références

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