Les jeunes de Kangiqsualujjuaq et une équipe de recherche ensemble sur le terrain pour célébrer la science et le territoire
Des activités minières se trament à Strange Lake dans le nord du Québec. Dans les communautés voisines, on s’inquiète de l’impact de ces activités sur la rivière George. Accompagnés du personnel de recherche universitaire, des jeunes Inuit partent récolter des données environnementales en amont de cette rivière dont ils habitent les berges.
Cloé Fortin (texte, photos), étudiante à la maîtrise recherche en géographie sous la supervision de Violaine Jolivet (UdeM).
José Gérin-Lajoie, contributrice (texte), coordonnatrice scientifique du programme Imalirijiit.
Au nord-est de la péninsule québécoise, la rivière George traverse la forêt boréale, puis la toundra, à la limite des arbres, avant de se jeter dans la baie d’Ungava après un périple de quelque 500 kilomètres du sud au nord. Près de l’embouchure, le village inuit de Kangiqsualujjuaq, qui ne compte pas plus de 1000 habitants, vit en étroite relation avec la rivière, essentielle aux activités traditionnelles de pêche, de chasse et de rassemblement de la communauté.
Une Inuk prépare le pitsik (poisson séché) au campement, juillet 2019.
Depuis une dizaine d’années, un projet minier de terres rares est en développement à Strange Lake, à quelque 200 kilomètres en amont du village. Inquiète des conséquences de ce projet sur la rivière, la communauté de Kangiqsualujjuaq a décidé de se préparer à gérer les impacts potentiels des activités minières en réalisant un état des connaissances de la rivière George avant le début du projet.
Imalirijiit: bâtir un réseau de surveillance locale, de la carte au territoire
En collaboration avec des institutions de recherche régionales (Makivik Research Institute) et académiques (Université du Québec à Trois-Rivières, Université de Montréal, Centre d’Études Nordiques, Université de Grenobles-Alpes), la communauté a mis sur pied le projet de recherche Imalirijiit, « Ceux qui étudient l’eau » en inuktitut.
Dans une approche de recherche-action participative, où la recherche s’effectue par et pour les participantes et participants, Imalirijiit a pour objectif la mise en place d’un programme de surveillance de la qualité de l’eau et de l’environnement de la rivière George par la communauté, notamment à travers une initiative de cartographie interactive et par des camps de science destinés à former les jeunes Inuit à la collecte de données environnementales, les landcamps. Les données récoltées par cette étude se veulent indépendantes du promoteur minier afin d’assurer l’autonomie de la communauté, et constituent l’état de référence avant toute perturbation.
L’immensité de la rivière George depuis le village de Kangiqsualujjuaq, juillet 2019.
Cartographier les changements
Le projet Imaliriiit comprend la création d’une carte interactive multimédia du bassin versant pour y répertorier les toponymes, usages, savoirs et observations environnementales des Inuit. Ainsi, le projet vise non seulement à surveiller les éventuels changements causés par l’exploitation de la mine, mais aussi à documenter l’impact des changements climatiques et sociaux que les Inuit observent sur leur territoire.
En effet, le Nunavik est la région du Québec la plus marquée par les changements climatiques depuis les années 1990. Ressenti au quotidien par les gens habitant la région, le bouleversement des saisons et des patrons de végétation complique grandement les déplacements sur le territoire et les activités de subsistance traditionnelles en plus d’augmenter la dépendance des villages à l’approvisionnement extérieur. Ces circonstances ont également des impacts sur le bien-être, l’économie et la sauvegarde de la culture des communautés de la région. Les impacts des changements climatiques s’ajoutent aux changements sociaux majeurs qui s’y produisent depuis plusieurs décennies, alors que les modes de vie autochtones ont été drastiquement modifiés par la sédentarisation et le travail salarié. Ce contexte pousse bon nombre de communautés autochtones à être de plus en plus vigilantes face aux éventuels changements sur leur territoire.
Un aîné participe à un atelier de cartographie du bassin versant, février 2019.
Gagnant en popularité dans les communautés autochtones, la carte interactive permet de représenter les transformations rapides que subit le territoire, comme la détérioration des routes de glace en raison de la hausse des températures. Elle aide également à répertorier les pratiques sur le territoire en vue d’une meilleure gestion des ressources, ou encore pour sauvegarder la culture et la partager aux jeunes dans un format qu’ils apprécient. Toutefois, les aînées et aînés de plusieurs communautés autochtones s’inquiètent de la diminution de la fréquentation du territoire par les jeunes, et l’engouement pour la cybercartographie génère une certaine méfiance d’un lien de plus en plus virtuel avec le territoire.
Le landcamp : au cœur du territoire
C’est pour s’assurer que les pratiques et les observations sur le terrain continuent de s’ajouter aux témoignages du passé que l’équipe de recherche d’Imalirijiit et le comité jeunesse de Kangiqsualujjuaq ont créé le landcamp, un séjour annuel sur le terrain où la collecte de données environnementales pour la surveillance de la rivière est effectuée par les des jeunes Inuit avec l’assistance des chercheuses et chercheurs, des guides, des coordonnatrices et des membres aînés de la communauté.
Chaque été depuis 2016, ils remontent la rivière pour aller camper en amont du village pendant une semaine afin d’effectuer la collecte de données. Lors de ce périple, ils participent également à des ateliers visant à stimuler la curiosité des jeunes envers les sciences naturelles et à faciliter le partage des connaissances entre les générations, les cultures et les différents domaines d’expertise. Des thèmes telle la qualité de l’eau, la surveillance environnementale et l’écologie arctique sont abordés par les membres de l’équipe de recherche, tandis que les guides et les doyennes et doyens de la communauté partagent leurs savoirs pratiques, géographiques et historiques à propos du territoire.
Une jeune participante prend un échantillon de faune benthique dans un ruisseau affluent de la rivière George, juillet 2019.
Carte mentale collective de la rivière George de Helen’s Falls jusqu’à la Baie d’Ungava, réalisée lors d’un atelier géographique par les personnes participantes au landcamp 2019.
Quatorze jeunes et quatorze adultes de la communauté ont participé au landcamp 2019, ainsi que huit chercheuses et chercheurs. Il faut dire que c’est toute une aventure que de partir camper une semaine avec un groupe de 36 personnes d’horizons différents, à quelque 60 kilomètres du village dans un endroit accessible uniquement par les eaux ou par les airs. Canicule, tempêtes, changements d’horaire, une quantité effroyable d’insectes piqueurs, proximité sociale et distance culturelle : le groupe a été exposé aux éléments climatiques et humains, pour le meilleur et pour le pire!
Malgré tout, ce pari risqué s’est avéré gagnant puisque les jeunes, très enthousiastes, ont démontré une grande facilité d’adaptation ainsi qu’un grand respect de leurs aînées et aînés. Généreux et accueillants, les gens de la communauté ont rapidement intégré les membres de l’équipe de recherche ; ils apparaissaient heureux de pouvoir partager leur culture et se lier d’amitié avec de nouvelles personnes dans leur entourage généralement limité à la petite population de Kangiqsualujjuaq. Tous enchantés d’être sur le territoire pour quelques jours, loin des distractions contemporaines du village, les participantes et participants ont néanmoins semblé soulagés de regagner leur confort au retour.
Jeunes Inuit et membres de l’équipe de recherche écoutent le récit d’un aîné au campement, juillet 2019.
Le territoire aujourd’hui : au cœur du quotidien?
D’après leurs récits, les membres de la vieille génération voyageaient jadis fréquemment en amont de la rivière George pour la drave et l’approvisionnement en nourriture traditionnelle. Aujourd’hui, les déplacements dans cette région ne font normalement pas partie du quotidien des générations plus jeunes, ce qui préoccupe certains Inuit de la communauté. Le landcamp 2019 était en effet le premier périple si loin au sud sur la rivière pour plusieurs guides et jeunes.
Le territoire de la rivière George demeure somme toute au cœur de l’identité culturelle de ses descendants, malgré une grande transformation de l’utilisation du territoire par les jeunes. Si la plupart ont aujourd’hui un lien moins soutenu avec le territoire, ce lien n’est pas nécessairement moins émotif. Vu l’enthousiasme généré par des projets comme le landcamp, on constate que les aînés et aînées ont toujours le désir de transmettre leur savoir aux jeunes, qui ont aussi envie d’écouter.
Un Inuk heureux de guider les participantes et participants du landcamp 2019 sur la rivière George.
Il ne va pas sans dire que la diminution de la présence sur le territoire n’est pas seulement le résultat d’un choix délibéré, mais souvent de contraintes économiques ou temporelles hors du contrôle des autochtones. En effet, les familles moins aisées peuvent difficilement se procurer les équipements permettant les déplacements, tels un bateau à moteur, une motoneige ou un véhicule tout-terrain, en plus d’acheter l’essence et les équipements de chasse et pêche. Cette situation a maintenant tendance à créer un clivage entre les familles quant à leurs possibilités de déplacement sur le territoire en fonction de leur situation financière.
Des initiatives de recherche-action participative telles Imalirijiit offrent donc une chance égale aux jeunes autochtones pour le maintien et le développement d’un lien contemporain avec le territoire et leur culture, en plus de favoriser l’autonomie de la communauté autochtone en matière de surveillance environnementale. Le landcamp est ainsi une occasion sans pareille pour transmettre les savoirs traditionnels aux jeunes sur le territoire par l’exemple, la tradition orale et la mémoire spatiale, en respectant ainsi les méthodes d’apprentissage et de transmission du savoir inuit.
Un matin couvert sur la rivière Ford, un affluent de la rivière George, juillet 2019.
Vers une surveillance environnementale à plus grande échelle
Si à l’origine, le projet Imalirijiit visait uniquement une collaboration avec la communauté de Kangiqsualujjuaq, les développements au niveau de la cartographie interactive en 2019 ont permis de réaliser que le sud du bassin versant de la rivière George n’est pas ou très peu visitée par les Inuit. Il l’est plutôt par les communautés naskapies et innues de Kawawachikamach et Matimekush-Lac John, qui sont maintenant impliquées dans la réalisation de la carte.
Atelier de cartographie avec la communauté naskapie à Kawawachikamach, février 2019.
De plus, le succès des landcamps d’Imalirijiit a motivé la communauté de Kangiqsualujjuaq à lancer un nouveau programme d’éducation en écologie arctique axé sur les intérêts plus globaux de la communauté. Nommé Nunami Sukuijainiq « Notre science sur le territoire » en inuktitut, ce programme s’est mérité le Prix Inspiration Arctique en 2018, et s’adresse maintenant aux jeunes de toutes les communautés du Nunavik.