GéoLibre s’entretient avec Liliana Perez, professeure de géographie, responsable du nouveau programme de DESS en géomatique et cartographie dynamique et organisatrice de la journée SIG au département. Prof. Perez se spécialise en sciences de l’information géographique (ScIG) et en modélisation à base d’agents (MBA). On s’intéresse à ce qui la passionne dans son champ de recherche, ainsi qu’à ses points de vue sur différents enjeux d’actualité. Elle nous reçoit sur zoom, depuis son domicile. C’est la fin de session et le retour au confinement.
1. Les systèmes d’informations géographiques (SIG) semblent de plus en plus présents dans le milieu du travail comme à l’université. Comment expliquez‐vous cet engouement?
Je suis d’accord avec vous et mon explication à cette tendance est simple : l’explosion des mégadonnées, ou données de masse (BigData), et l’avènement de ce que l’on appelle l’Internet des objets (IoT) et qui réfère aux objets interconnectés, par exemple par Wi-Fi ou Bluetooth. La plus grande disponibilité des données géolocalisées a donné à de nombreuses industries de types différents la possibilité de comprendre la relation entre le comportement humain et la localisation spatiale. Tout est une question de localisation ; une fois que vous êtes conscient et comprenez dans une certaine mesure pourquoi les gens choisissent un endroit spécifique pour vivre et ce que le voisinage a à offrir, vous pouvez commencer à planifier et à prévoir différentes actions qui ont lieu dans la société et sur le territoire.
2. Vous vous intéressez à la complexité des (éco)systèmes. Dans un monde de plus en plus complexe, comment y voir clair?
Eh bien, je ne dirais pas que notre monde est de plus en plus complexe aujourd’hui. Il a toujours été complexe et chaotique, mais quand je parle de chaos, je ne veux pas dire que tout est aléatoire comme on le croyait auparavant, mais plutôt que chaque époque spécifique de l’humanité a connu différentes formes de complexité qui ont donné lieu aux structures que nous pouvons voir aujourd’hui dans notre société.
Auparavant, nous étions tellement déconnectés de ce qui se passe loin de nous que nous ne pouvions pas nous rendre compte de l’impact qu’ont nos actions locales sur notre environnement global. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il existe encore des personnes qui ne croient pas au changement climatique. C’est ce qui se produit quand vous segmentez et divisez la terre et les communautés sans considérer les relations et les échanges directs et indirects.
C’est en partie grâce aux avancées théoriques du 20e siècle, comme la théorie générale des systèmes énoncée et proposée vers 1940 par le biologiste autrichien Ludwig von Bertalanffy, ainsi que la théorie des systèmes complexes, que nous prenons conscience à quel point tout est interconnecté et que, par conséquent, nous devrions étudier les interconnexions comme moyen de comprendre le monde.
Il s’agit là d’un objectif ambitieux qui a donné naissance à ce que nous appelons « la science de la complexité ». Lancée au début des années 1980 par un groupe de physiciens chevronnés, cette science rassemble une association interdisciplinaire et intersectorielle de sous‐domaines. Elle vise à modéliser des « systèmes complexes » naturels et sociaux, permettant de mieux les comprendre ou, comme vous dites, d’y voir plus clair.
3. L’étude des systèmes complexes peut-elle nous permettre de comprendre comment émerge l’intelligence?
Nous devons d’abord revenir à la notion d’interconnectivité. Celle-ci se transpose aussi bien dans l’espace que dans le temps. Le caractère adaptatif des (éco)systèmes complexes est en effet le produit de multiples interactions en réponse à des conditions changeantes. Il s’agit là d’un des fondements de la « science de la complexité », laquelle est considérée comme un corpus complet de théories se rapportant à l’étude de tous les systèmes adaptatifs complexes. Les ensembles complexes, comme les systèmes socioécologiques, sont formés à partir de la combinaison d’éléments hétérogènes. L’interaction entre ces éléments produit des propriétés émergentes susceptibles de transformer le système.
À ce compte, on peut envisager que l’intelligence vivante est une propriété qui a émergé de l’interaction entre des individus et l’environnement, et qui s’est développée par le renforcement de comportements bénéfiques à leur survie et à celle du groupe. C’est le cas de l’intelligence collective que même certains animaux sociaux comme les fourmis manifestent, étant capables de suffisamment d’organisation pour entretenir une société plus ou moins complexe.
D’autres formes d’intelligence, davantage associées à l’individu, sont caractéristiques des sociétés très complexes. C’est le cas de la cognition qui accentue la capacité d’apprentissage, l’autonomie et le libre-arbitre. Cette faculté favorise ainsi l’innovation et l’émergence de trajectoires multiples au sein de la société à partir de sa base, ce qui en retour augmente la capacité d’adaptation du groupe. Cela fait écho à la définition d’intelligence de Legg et Hutter (2007) qui, dans leur article intitulé « Collection of Definitions of Intelligence », l’associent à la capacité d’un individu à atteindre des objectifs dans un large éventail d’environnements.
4. Vous êtes une spécialiste des modèles à base de simulations. Que nous réserve l’avenir?
Je ne peux pas répondre à cette question avec une totale certitude, car le domaine des modèles basés sur la simulation évolue à la vitesse de la lumière. Néanmoins, je crois que je commencerais par dire que je considère la modélisation, en particulier celle de l’apprentissage des agents d’une simulation, comme un élément clé pour faire progresser la recherche en intelligence artificielle.
En informatique, un agent est une entité logicielle qui perçoit l’environnement simulé de manière répétée et qui agit de façon à atteindre un but. On peut s’imaginer, par exemple, un agent piéton qui au cours d’une simulation routière interagit avec d’autres piétons ou encore avec des agents d’un type différent, tel que des voitures. Chacun de ces agents se comporte en fonction des caractéristiques qui lui sont propres, en prenant des décisions fondées sur son point de vue, ses facultés et ses priorités. La trajectoire d’un agent piéton sera ainsi influencée par sa capacité à éviter des obstacles, laquelle dépend de facteurs souvent corrélés à son groupe démographique, comme le jugement basé sur l’expérience et la vitesse de déplacement. Les modèles qui mettent en scène une multitude d’agents hétérogènes, capables d’apprendre de leurs expériences passées, puis de modifier leur trajectoire afin de rendre leurs déplacements plus efficaces, constituent des outils phares du développement des « villes intelligentes ».
Si on revient à la définition d’intelligence de Legg et Hutter (2007), on comprend que l’intelligence est indissociable de l’atteinte d’objectifs et, par extension, de l’évaluation et de l’optimisation du rapport coût-bénéfice. En termes évolutifs/écologiques, les environnements les plus riches pour un agent donné sont eux‐mêmes des collections évolutives d’agents. Il peut s’agir aussi bien d’organismes biologiques au sein d’un écosystème que d’entreprises sur un marché donné.
L’un des projets les plus récents que nous avons terminé avec Saeed Harati (candidat au doctorat) portait sur l’expérimentation de différents scénarios de gestion visant à promouvoir l’émergence d’un comportement responsable parmi les « agents » utilisateurs de ressources naturelles sans autre récompense ou bénéfice que la reconnaissance sociale de leur collaboration. Pour ce faire, Saeed a couplé un modèle basé sur les agents avec différents algorithmes d’apprentissage automatique qui nous permettent de conclure que le mécanisme de reconnaissance proposé a eu une influence sur l’émergence de nouveaux comportements dans la société. En particulier, avec un ensemble approprié de décisions, « l’agent » gouvernement a été en mesure d’utiliser ce mécanisme de récompense pour promouvoir un comportement écologiquement responsable et finalement sauver la ressource écologique (forêt de pins tordus) qui était au centre de nos recherches.
Comme vous pouvez le constater, les modèles basés sur la simulation construits dans mon laboratoire de Géosimulation Environnementale (LEDGE) pourraient éventuellement servir à comprendre le processus de prise de décision dans les sociétés et comment ils peuvent influencer l’évolution des humains.
5. La géographie est incroyablement diversifiée. On dirait que presque toute la société se retrouve dans notre département. Est‐ce que cela a transformé votre perspective de chercheuse?
Beaucoup! À la base, moi, j’ai une formation en génie géomatique (géodésie et cadastres) que j’ai complétée par un DESS en SIG. C’est un parcours très technique qui est axé sur la mesure du territoire et de la forme de la terre, et qui est donc très éloigné des enjeux de société. Puis, c’est un peu par hasard que j’ai choisi de passer à la maîtrise en géographie. J’y ai découvert une discipline très ouverte sur la société, de même que sur d’autres disciplines. Ça n’a pas été une adaptation facile (rire) de me mettre à lire autant et sur des champs aussi diversifiés, passant des études féministes aux méthodes d’analyses quantitatives.
Ce décloisonnement a changé ma façon de voir la vie. Et cela s’est poursuivi même après mon doctorat, lequel portait sur l’étude de la forêt et de ses perturbations associées aux changements climatiques. Car bien que celui-ci couvrait un phénomène large, son champ d’application était plutôt étroit. Il se limitait à la gestion forestière sans implication des acteurs et actrices du milieu. C’est ce que j’effectuais comme travail avant mon embauche comme professeure, selon une approche essentiellement basée sur la modélisation et un raisonnement mathématique.
Ma fonction au département de géographie m’a donné l’occasion d’ouvrir mes recherches aux preneurs et preneuses de décisions, ainsi qu’au public grâce à un projet de sciences citoyennes. Moi qui avais toujours été davantage attirée par les sciences naturelles, c’est maintenant tout l’aspect humain que je peux intégrer. Le contact avec des collègues et des étudiantes et étudiants aux horizons variés, que ceux-ci proviennent des sciences géographiques (transport, urbanisme, environnement) ou de sciences connexes comme l’anthropologie et la biologie, enrichit aussi mon enseignement.
6. Vous insistez sur l’importance de tous les acteurs et actrices d’une recherche, incluant ceux et celles sur qui portent la recherche. Comment la recherche collaborative ou citoyenne a changé votre travail?
Après mes études de maîtrise, j’ai travaillé pendant quelques années pour un institut de recherche en Colombie. Nous avions pour mandat de récolter l’information nécessaire à la conception de plans de gestion des zones marines et côtières, lesquelles subissent les pressions du développement économique et urbain. Notre tâche consistait à inventorier et à décrire les ressources présentes, et d’en évaluer la fragilité.
Déjà, à cette époque, je me suis rendu compte de l’importance de travailler avec les populations qui habitent l’espace que l’on étudie. Lors de recherches que j’ai menées sur la côte pacifique, je me suis, en effet, beaucoup appuyée sur la connaissance du territoire que possèdent les habitantes et habitants des communautés autochtones et afro-descendantes locales. Ils savent où se situent les ressources et connaissent les façons de s’y rendre, souvent en empruntant des chemins invisibles au regard des étrangers. Traverser les mangroves en pirogue, en choisissant selon les marées certains passages plutôt que d’autres, en est un bon exemple. C’est particulièrement frappant lorsqu’on est dans la position de la scientifique parachutée dans un endroit qui nous est aussi peu familier et qui, de toute évidence, ne nous appartient pas.
J’ai conservé cette sensibilité par la suite, mais ce n’est que depuis que je suis professeure que je peux vraiment pousser cette idée de recherche collaborative dans mes projets. Dans le cadre de travaux que je dirige actuellement à la pointe sud du Chili, je réalise en fait à quel point cette relation est complémentaire et mutuellement bénéfique. D’un côté, le fait d’avoir sur place des collaboratrices et des collaborateurs de l’endroit rend notre collecte de données beaucoup plus efficace. D’un autre côté, la familiarité qu’ils ont avec le territoire comporte aussi ses angles morts. À si bien connaître son propre milieu, on peut avoir tendance à négliger ce qui est loin de nous. Par exemple, même si nos observatrices et observateurs avaient noté la baisse d’affluence des dauphins et des cétacées, ils n’avaient pas fait le rapprochement avec l’augmentation du trafic maritime. En soulevant l’influence qu’ont des phénomènes à grande échelle sur une réalité très locale, nous avons pu apporter notre contribution à la mise à jour de leur plan d’éducation.
Au final, tout le monde y gagne.
7. Sur quoi travaillez-vous actuellement?
Comme vous vous en doutez maintenant, je m’attarde principalement à modéliser la complexité des systèmes écologiques et sociaux, ce qui me situe dans le champ de l’écologie, et à simuler les interactions de leurs éléments. Les projets sur lesquels je travaille actuellement sont habituellement variés et multidisciplinaires.
Certains de ces projets concernent la simulation de déplacements animaux, d’autres d’humains. En effet, je m’intéresse aux facteurs qui influencent le mouvement de groupes comme chez les babouins, mais aussi à ceux qui expliquent la prise de décision chez les humains, tel que dans l’évacuation d’un bâtiment. Cela implique de prendre en compte l’objectif, de même que les contraintes et les opportunités qu’offre l’environnement. Partant du même principe, j’examine, dans le cadre d’un autre projet, les migrations intra-urbaines et leurs effets sur le portrait de la ville afin de mieux comprendre la relation entre le choix résidentiel et la ségrégation sociale qui en résulte.
D’autres de mes projets sont en rapport avec la simulation de différents phénomènes écosystémiques, par exemple des changements spatio‐temporels dans les zones humides urbaines de Bogota, ou encore l’impact des changements climatiques sur les perturbations forestières et les catastrophes naturelles, telles que les inondations, dont on cherche à comprendre les différentes formes de complexité. Enfin, un de mes nouveaux projets consiste à modéliser ce qui, dans la réponse d’une communauté autochtone face aux changements climatiques, fait intervenir les processus de la mémoire collective impliqués dans la transmission des savoirs ancestraux et des pratiques de gestion traditionnelle du territoire.
8. Parlez‐nous des défis et espoirs dans votre domaine.
Je dirais que le principal défi dans mon domaine est de sortir de la bulle universitaire et de bien faire valoir notre expertise auprès des différents paliers de gouvernements et des entreprises privées. Ça a toujours été le cas, mais les raisons ont changé au fil du temps. Auparavant, c’était dur de même trouver des gens ouverts ou intéressés à incorporer la modélisation dans leur processus de gestion et de prise de décision. Je travaille dans un domaine encore relativement jeune, donc les concepts sur lesquels je m’appuie étaient difficiles à communiquer, surtout à mes débuts.
Depuis dix ou douze ans cependant, il y a un éveil parmi les gestionnaires quant aux possibles applications qu’offrent la modélisation et la science des données. Grâce à l’essor des produits et services de consommation courante qui doivent traiter une masse de données de plus en plus importante, et à la popularisation de l’intelligence artificielle, ces technologies progressent de façon exponentielle ; ça si vite que c’est un défi même pour moi de me garder à jour.
Toutes ces idées percolent aussi dans les entreprises et les services publics. On remarque toutefois que cette nouvelle prédisposition est très axée sur des solutions technologiques. Je sens encore souvent que ce qu’on attend de nous, c’est un produit livrable parfaitement défini comme un modèle prédictif permettant de déterminer avec certitude le moment ou l’emplacement précis d’une occurrence, ou encore une solution à un problème d’ingénierie du genre bioremédiation.
Il subsiste un décalage avec ce que nous pouvons offrir. Nos modèles tiennent compte de l’incertitude des comportements et servent avant tout à comprendre un système, à guider ses gestionnaires et à orienter leurs décisions afin d’obtenir un effet désirable. Il y a là un équilibre qui est parfois difficile à atteindre, car pour être soutenables, les solutions doivent profiter à l’ensemble des actrices et acteurs du système et pas seulement à ceux et celles qui les financent.